Décentralisation, où en est-on ?

Auteur (s): Alpha Faye

Organisation affiliée : Seneplus

Type de publication : Article de presse

Date de publication : 21 février 2019

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Dans cette contribution, nous abordons en particulier, la problématique de la décentralisation au Sénégal, en nous focalisant sur des aspects liés à des éléments de bilan, dans un contexte d’année électorale (élection présidentielle et élections locales). Il s’agira de brosser un rapide historique de la décentralisation au Sénégal, avec ses trois grandes étapes (1972 – 1996 ; 1996- 2012 et 2013-2018).

Après cet aperçu historique, nous présenterons une esquisse de bilan (les acquis engrangés ; faiblesses et limites, héritages des premières générations de réformes, mais toujours persistantes, après cinq années de mise en œuvre effective de l’Acte 3 de la décentralisation).

En troisième lieu, nous nous intéresserons à quelques-uns des nombreux défis à relever pour une décentralisation effective porteuse de développement territorial, avec des collectivités territoriales « aptes à délivrer les services publics de base de qualité attendus d’elles et à impulser le développement économique local créateur de richesses et d’emplois… », tel que stipulé dans la Note de cadrage du schéma pour la mise en œuvre du schéma de l’Acte 3.

Enfin, il sera évoqué quelques enjeux, pas très souvent clairement perçus et mis de l’avant par les acteurs-clés du processus de décentralisation, et renvoyant à « la décentralisation conçue comme base d’une gouvernance de proximité ».

Bref historique de la décentralisation au Sénégal

La décentralisation est un mode d’organisation institutionnelle qui consiste à faire gérer, par des entités administratives élues, les affaires d’une collectivité territoriale. Des pouvoirs de décision sont reconnus à ces entités administratives en tant que personnes morales, c’est-à-dire dotées d’une personnalité juridique propre. Le processus de décentralisation concerne ainsi les aspects administratifs, financiers et politiques de l’exercice des responsabilités attribuées aux collectivités territoriales.

Toute politique de décentralisation implique en règle générale les aspects ci-après :

  • Des collectivités territoriales jouissant d’une personnalité morale ; ·
  • Des élus disposant d’une libre administration de leurs compétences ; ·
  • Une attribution aux collectivités territoriales de responsabilités et de compétences dans différents domaines des affaires publiques qui concernent notamment les services de proximité ;
  • Une autonomie financière qui suppose un transfert de ressources suffisantes pour financer les prestations assumées. Cette composante est nécessaire pour que les entités décentralisées puissent remplir adéquatement les tâches qui leur sont confiées.

Depuis 1872, date de création des communes de Gorée et Saint-Louis, le Sénégal s’est lancé dans un processus irréversible de renforcement continu de la décentralisation. Ce processus a conduit essentiellement à deux réformes majeures réalisées, respectivement, en 1972 et en 1996.

Réalisée en 1996, la deuxième réforme majeure, « dans le souci d’accroitre la proximité de l’État et la responsabilité des collectivités locales », consacre la régionalisation, avec notamment, l’érection de la région en collectivité locale, la création de communes d’arrondissement, le transfert aux collectivités locales de compétences dans neuf domaines, l’institution comme principe du contrôle de légalité a posteriori.

Cette réforme de 1996 a porté les collectivités locales au cœur des dynamiques territoriales de développement socio-économique, renforçant la responsabilité de la région, de la commune et de la communauté rurale dans le développement local.

À partir de 2013, apparaît une nouvelle réforme de la politique de décentralisation, appelée « Acte 3 de la décentralisation, par référence aux réformes de 1972 et de 1996.

Depuis 1872, date de création des communes de Gorée et Saint-Louis, le Sénégal s’est lancé dans un processus irréversible de renforcement continu de la décentralisation. Ce processus a conduit essentiellement à deux réformes majeures réalisées, respectivement, en 1972 et en 1996

Cette nouvelle réforme privilégie l’option de « construire, dans le cadre d’un dialogue consensuel et prospectif, le renouveau de la modernisation de l’État, à travers une décentralisation cohérente dans ses principes et performante dans sa mise en œuvre ».

L’objectif général, selon le code des collectivités locales (Loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des Collectivités locales), consiste à élaborer une nouvelle politique nationale de décentralisation qui permet d’asseoir des territoires viables et compétitifs, porteurs d’un développement durable.

Plus spécifiquement, les objectifs poursuivis, selon la (Loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des Collectivités locales) sont :

  • Un ancrage de la cohérence territoriale pour une architecture administrative rénovée ;
  • Une clarification des compétences entre l’État et les collectivités locales ;
  • Un développement de la contractualisation entre ces deux niveaux décisionnels ;
  • Une modernisation de la gestion publique territoriale, avec une réforme des finances locales et une promotion soutenue de la qualité des ressources humaines.

L’Acte 3 est conçu comme une véritable politique d’aménagement du territoire et oriente la concrétisation des aspirations et des espoirs des acteurs territoriaux, en vue de bâtir un projet de territoire. Elle offre l’espace adéquat pour construire les bases de la territorialisation des politiques publiques (Loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des Collectivités locales).

L’objectif général, selon le code des collectivités locales (Loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des Collectivités locales), consiste à élaborer une nouvelle politique nationale de décentralisation qui permet d’asseoir des territoires viables et compétitifs, porteurs d’un développement durable

L’Acte 3 constitue aujourd’hui le cadre de référence de la politique de décentralisation au Sénégal.

En Afrique, il est communément admis que le Sénégal fait figure de pionnier en matière de décentralisation.

Quels résultats après près de 60 ans de politique effective de décentralisation ?

Des acquis indéniables et solides, pour l’essentiel, issues des premières et deuxièmes générations de réformes (1972- 1996).

Aussi, en termes d’avancées dans la politique de décentralisation, nous pouvons relever de l’avis quasi unanime des acteurs impliqués et durant les deux premières phases (1972 et 1996) :

  • La libre administration des collectivités qui est devenue un principe constitutionnel et le transfert de compétences et de ressources, ainsi que le développement de la solidarité et de la subsidiarité ;
  • Les organes des Collectivités locales constituent des instances reconnues et appropriées pour la prise en charge de l’ensemble des initiatives de développement local ;
  • La participation des populations à l’identification, à la programmation et à la réalisation des actions de développement local, à travers les collectivités locales, en partenariat avec les organisations communautaires de base, est consacrée ;
  • Les Collectivités locales constituent des cadres appropriés pour la mise en œuvre des stratégies et politiques définies par l’Etat ;
  • Le contrôle de légalité supplante le contrôle de tutelle ;
  • La mise en place de mécanismes financiers à travers la fiscalité locale et les transferts financiers de l’Etat (la compensation) est effective ;
  • La mise en place de projets et programmes d’appui à la décentralisation et au développement des collectivités locales est promue.

Il faut noter également que depuis 2014, première année de mise en œuvre effective du schéma de l’Acte 3, des avancées nouvelles ont été notées. Il s’agit de :

  • Une volonté politique déclarée de construire le Sénégal à partir des territoires « aux fins de mettre fin aux disparités territoriales qui exacerbent les frustrations, accentuent les revendications et les conflits » ;
  • Une prise de conscience affirmée des nouvelles demandes, des nouveaux défis économiques, technologiques, de démocratisation ;
  • L’érection du département en collectivité territoriale et celle envisagée de grands pôles territoriaux ;
  • La réaffirmation du principe selon lequel la décentralisation permet aux populations de s’impliquer dans la gestion de la chose publique ;
  • L’augmentation relative des transferts financiers directs (fonds de dotations et fonds de concours) destinés aux collectivités territoriales ;
  • La restructuration envisagée du Fonds d’Équipement des Collectivités Territoriales (FECT), notamment sa répartition aux 559 collectivités territoriales de façon prévisible, selon des critères clairs et objectifs, qui favorisent notamment les plus pauvres et les plus rurales.

Des faiblesses et limites après cinq années de mise en œuvre de l’Acte 3

Au titre de ces limites et faiblesses, nous pouvons noter :

  • Des faiblesses objectives du cadre institutionnel et organisationnel de la décentralisation pour la promotion du développement territorial ;
  • La faiblesse de la politique d’aménagement du territoire limitée par une architecture territoriale rigide ;
  • Du manque de viabilité des collectivités locales et de valorisation des potentialités de développement de ces territoires ;
  • La faiblesse de la gouvernance locale accentuée par une multitude d’acteurs avec des préoccupations parfois différentes ;
  • La faiblesse de la coproduction des acteurs du développement territorial qui induit fortement l’inefficacité des interventions ;
  • La persistance de l’incohérence et l’inefficience des mécanismes de financement du développement local accentuées par l’insuffisance des moyens.
  • La non effectivité d’un schéma clair, partagé, consensuel et opérationnel de financement de la décentralisation et du développement territorial, en adéquation avec les nouvelles ambitions politiques en matière de décentralisation et de développement territorial.

Encore de gros défis à relever

Près de 60 ans de politique de décentralisation ont permis de faire des avancées significatives. En effet, la première réforme de 1972 posa « l’acte précurseur des libertés locales plus affirmées, avec la création des communautés rurales, la promotion de la déconcentration et la régionalisation de la planification ».

Réalisée en 1996, la deuxième réforme, « dans le souci d’accroître la proximité de l’État et la responsabilité des collectivités locales », consacre la régionalisation avec notamment l’érection de la région en collectivité locale, la création des communes d’arrondissements, le transfert aux collectivités locales de compétences dans neuf domaines, l’institution, comme principe, du contrôle de légalité à posteriori et la libre administration des collectivités locales.

L’érection des communautés rurales et des communes d’arrondissement, en communes de premier ordre pourrait ouvrir de nouvelles opportunités aux collectivités territoriales.

Il en est de même de l’engagement des autorités nationales à augmenter de manière progressive les pourcentages indexés sur la TVA pour l’alimentation du FDD et du FECL jusqu’à 15%.

Toutefois, de nombreux défis sont à relever. Un premier serait sans doute de mieux articuler les trois dimensions de la décentralisation, à savoir : la dimension politique, la dimension administrative et la dimension financière.

En effet, à travers la décentralisation effective et entière de responsabilité de proximité vers les collectivités territoriales, l’État allège son Administration, accroît l’autonomie des territoires et renoue avec ses missions fondamentales (..).

La décentralisation politique ouvre la voie à la démocratie locale, à la participation des citoyens aux affaires locales et à la responsabilisation des mandataires territoriaux

La dimension financière concerne la réaffectation des ressources centrales aux instances territoriales, y compris la délégation de crédits par les ministères sectoriels aux niveaux décentralisés.

Ainsi, la décentralisation fiscale conduit au renforcement des capacités des instances territoriales en vue de l’attribution des compétences en matière de dépenses et de revenus, leur conférant ainsi un niveau plus ou moins grand d’autonomie financière.

Un deuxième défi est celui consistant à concevoir la décentralisation comme étant à la base d’une réelle gouvernance de proximité, en vue de concevoir et de mettre en œuvre les mécanismes et dispositifs adéquats.

La gouvernance proximité suppose naturellement de nouvelles sources de revenus et une décentralisation plus poussée des pouvoirs et des compétences, mais aussi et surtout la reconnaissance et la valorisation du territoire comme réservoir de ressources et système local de régulation, la mise en place de mécanismes variés et souples de collaboration et de coordination.

En effet, le territoire n’est pas seulement une surface terrestre ou un espace qui se distingue physiquement, géographiquement et institutionnellement. Il est d’abord le résultat ou le produit d’un système social, économique et culturel en perpétuel mouvement. Le territoire est de ce fait un système complexe d’acteurs qui, en raison de leur interdépendance, leurs interrelations situationnelles, leur capacité d’apprentissage et l’activation de leurs multiples ressources, créent, font usage et transforment sans cesse leur environnement immédiat ou cadre de vie quotidien.

Le management de la gouvernance de proximité ne peut, en conséquence, être du seul ressort ou même du ressort principal des élus, que ces derniers opèrent à partir du niveau central, ou territorial.

Le management, en effet, est autant affaire de mobilisation et d’optimisation que de direction, impliquant aussi bien des acteurs publics que non publics.

Étant entendu que l’objectif ultime de la décentralisation est de créer des collectivités territoriales fortes, autonomes, partenaires complémentaires de l’État central.

Une administration locale des affaires publiques sera plus efficace par une prestation de services qui répond mieux aux besoins des citoyens. La décentralisation vise à donner aux collectivités territoriales des compétences propres, distinctes de celles de l’État, et à assurer ainsi un meilleur équilibre des pouvoirs sur l’ensemble du territoire. Elle doit rapprocher le processus de décision des citoyens, favorisant l’émergence d’une démocratie de proximité.

Comme le note la Fédération Québécoise des Municipalités (FQM), « une véritable décentralisation entraînera l’émergence d’un État de proximité, au plus grand bénéfice des citoyennes et des citoyens »

Des enjeux pas toujours bien perçus

Lors de la dernière Conférence sur l’aménagement du territoire et l’attractivité des territoires, Madame Louise Cord, directrice des opérations de la Banque mondiale au Sénégal déclarait, je la cite : « la décentralisation est une piste importante qui permettra de rapprocher les décideurs de politiques publiques aux populations et à leur réalité locale. Valoriser pleinement le potentiel de ce beau pays qu’est le Sénégal, dépendra en grande partie de l’émergence de villes secondaires dynamiques et vibrantes ; des villes capables d’attirer l’investissement privé, de stimuler la croissance économique, de créer des emplois, de connecter les territoires, d’offrir des services de base de qualité à tous et d’encourager les jeunes à rester au pays … L’émergence du Sénégal devrait être fondée sur la garantie qu’aucune partie du territoire, ni segment de la population, ne soit laissée pour compte et que tous les citoyens bénéficient et participent activement au développement de leur pays. », fin de citation.

Ces propos illustrent à suffisance la multiplicité des enjeux attachés à la décentralisation, qui on ne cessera jamais de le rappeler, trouve « sa justification par le fait que les administrations territoriales, en étant plus proches des citoyens, sont plus aptes que les administrations nationales à gérer efficacement leurs ressources et plus sensibles aux attentes de leur population, puisqu’elles sont plus informées des besoins des gens de leur communauté. »

En effet, les acteurs politiques, administratifs et sociaux agissent d’abord et plus spontanément sur leur environnement immédiat (et lorsque les lieux de décision et de participation sont à leur portée).

Valoriser pleinement le potentiel de ce beau pays qu’est le Sénégal, dépendra en grande partie de l’émergence de villes secondaires dynamiques et vibrantes ; des villes capables d’attirer l’investissement privé, de stimuler la croissance économique, de créer des emplois

C’est pourquoi, la décentralisation représente une voie favorisant l’expression du pluralisme social et politique et permet de faire émerger des solutions constructives et distinctes d’un territoire à l’autre de manière à contribuer au développement des communautés locales.

Mais ces enjeux ne sont pas toujours bien perçus dans les processus de décentralisation au Sénégal. Pour preuve, les propos attribués à tort ou à raison au député maire de Ziguinchor lors d’un meeting au quartier Kandé : « j’ai rallié la coalition Benno Bok Yakar, pour que des réalisations se fassent à Ziguinchor ».

Des propos similaires ont également été attribués à Monsieur Amadou Bâ, ministre de l’économie, en meeting, ou campagne de proximité dans la Commune de Dieuppeul Derklé, disant à ses militants et aux populations que « le Maire ne peut rien faire pour sa Commune » (il doit s’agir certainement d’un maire de l’opposition).

Ceci pose à coup sûr, la problématique de l’affectation des investissements publics au niveau des collectivités territoriales dont beaucoup ont la perception (vraie ou fausse) qu’elle continue de se faire « à la tête du client » : tout pour les partisans et rien pour les autres, en dépit des déclarations en engagements publics.

Il y a lieu de préciser, à ce propos, que dans les démocraties modernes et majeures, l’État est en principe au services exclusif de tous les citoyennes/ citoyens, sans parti-pris, avec à la clé une redistribution de la richesse nationale qui se fait de manière transparente, selon une planification/programmation connue d’avance par toutes les parties prenantes de la vie publique.

Ceci pose à coup sûr, la problématique de l’affectation des investissements publics au niveau des collectivités territoriales dont beaucoup ont la perception (vraie ou fausse) qu’elle continue de se faire « à la tête du client » : tout pour les partisans et rien pour les autres, en dépit des déclarations en engagements publics

Des critères tels que : la transparence, la justice sociale, l’équité territoriale, l’inclusion, l’efficience, la recevabilité, le contrôle citoyen …sont mis en avant.

C’est à ce prix que le Sénégal pourrait faire des avancées significatives et réellement ressenties par tous les segments de la population, de quelque bord politique qu’ils soient dans la voie de l’émergence, tant chantée, et du développement inclusif et durable.

Accroître la capacité d’agir des territoires, développer le potentiel de chaque territoire, promouvoir le développement durable et inclusif des territoires, lutter efficacement contre les disparités économiques et sociales entre les régions, élaborer et mettre en œuvre des véritables projets de territoire sont autant d’enjeux-clés liés à la décentralisation, que la réforme de la politique de décentralisation engagée depuis 2013  ne peut occulter, sous peine de passer à côté des finalités qui lui sont assignées.

Les candidats aux élections présidentielles et locales sont fortement attendus sur ces défis et enjeux cruciaux pour notre pays.

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