« La majorité des jeunes ne savent pas où mettre les pieds car ils ont perdu confiance en eux, pas parce qu’ils n’ont pas d’idées » Nafi Guèye, Fondatrice de «J’Existe»

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Extraits

Pourriez-vous nous parler de votre parcours ?

Je suis de Tambacounda, de Kousanar, plus précisément, un village de 30 mille personnes où je suis née, j’ai grandi, j’ai fait mes études. Ma famille y vit encore et j’y vais très souvent. J’ai eu mon entrée en 6ème en 2002/2003 et par la suite, je suis partie à Tamba pour le collège où j’ai fréquenté le lycée Thierno Souleymane Agne puis le lycée Mame Cheikh Mbaye. C’est en 2009 que j’ai eu mon bac et je suis venue à Dakar.

Je tiens à préciser que je ne suis pas une justicière mais une personne qui s’active pour apporter sa contribution citoyenne suivant un sentiment de redevabilité que j’ai dans la tête parce que je suis Sénégalaise de nationalité et cela veut beaucoup dire. Ma contribution vient de beaucoup de choses telles que mon éducation. J’ai grandi dans une famille où, toute ma vie, j’ai vu ma maman défendre la cause des femmes. Mais au-delà de cela, j’ai dû me donner à 100% pour m’en sortir.

Pendant ces années d’apprentissage avec ma maman, ce qu’elle m’a appris c’est de redonner aux autres. Lorsque j’ai connu des moments difficiles dans ma vie, j’ai vu des personnes me tendre la main de manière naturelle. Même si je ne suis personne, mon devoir est de partager le peu que j’ai ou que je sais avec les autres. Et ça devait commencer par identifier ma passion.

Je me suis inscrite en droit mais j’ai dû arrêter pour soutenir ma mère parce qu’elle était dans des moments très compliqués par rapport à sa santé. En tant que soutien de famille, j’avais l’obligation morale d’arrêter mes études et d’aller travailler pour ma famille.

J’ai fait de la vente et je gagnais 60.000 francs CFA de salaire en 2013. Cela me servait en partie à payer mes études. Je me suis dit que ce serait dommage que je perde des années en faisant de la vente et que je ne capitalise pas. Donc, avec mes 60.000 francs, j’ai payé des études qui m’ont permis d’avoir une licence en marketing et communication. Je donnais les 30.000 francs qui restaient de mon salaire à ma mère.

Pendant cette période-là, j’ai fait preuve de beaucoup de résilience. C’était une période de recherche de moi-même. Est-ce que, finalement, le droit que je voulais faire, c’était pour moi ? Je me suis rendue compte que j’aimais bien être au chevet des autres, leur apporter mon soutien peu importe la nature, mais juste être là pour les autres parce que des gens ont été là pour moi. C’est comme ça que j’ai découvert l’entrepreneuriat et je travaille aujourd’hui en tant que conseillère technique en incubation et en entrepreneuriat des projets des jeunes.

En tant que soutien de famille, j’avais l’obligation morale d’arrêter mes études et d’aller travailler pour ma famille

A travers ce travail, j’ai pu voyager dans tout le Sénégal et en dehors du Sénégal. C’est en Côte d’Ivoire où j’ai été en volontariat de solidarité internationale que j’ai eu à découvrir un documentaire sur les enfants fantômes. Et ça m’a fait très mal. Je me rappelle encore de mon sentiment. Je me rappelle avoir tout de suite pris mon téléphone, et j’ai écrit « J’existe ».

Je ne sais pas pourquoi j’ai écrit ça. Quelques minutes après, « ton acte, mon identité » m’est venu à l’esprit et je l’ai écrit. Mais il n’y avait rien d’autre. Je n’ai pas dormi cette nuit-là. Je ne connaissais rien de l’état civil, mais j’en avais fait mon combat. Je suis rentrée au Sénégal, j’ai fait mes enquêtes avec mes propres fonds. Cela m’a permis d’avoir une cartographie de la problématique autant sur le plan culturel, religieux, institutionnel, etc.

Pourquoi les enfants ne sont pas inscrits à l’état civil au Sénégal ? Quelle est l’ampleur de ce problème ?

Le Sénégal est un pays très complexe où l’institution publique se mêle à la religion, la culture et la coutume. Les causes sont diverses et les réalités différentes en fonction des zones. À Dakar par exemple, on ne peut pas imaginer qu’il y ait autant de monde sans acte de naissance. 23% de la population sénégalaise n’a pas de carte d’identité ni d’extrait de naissance. Une bonne partie de ce pourcentage est présente à Dakar, plus précisément dans les communes de Pikine et Guédiawaye.

Beaucoup de personnes des pays frontaliers viennent s’installer au Sénégal. En venant, ils n’ont aucun papier ou ils ne régularisent pas leur situation. Le parent non naturalisé doit se régulariser en tant qu’étranger au Sénégal de sorte que, lorsqu’il donne naissance, son enfant a la nationalité sénégalaise. Tout enfant qui nait au Sénégal a la nationalité de ce territoire.

La majorité de ces personnes vivent à Pikine et Guédiawaye parce que la location est très chère dans d’autres zones. Là où ils habitent, il n’y a pas assez d’infrastructures ni de l’information qui permettent aux gens de se sentir concernés par ce problème d’état civil parce que la majorité des services de qualité sont concentrés en ville.

23% de la population sénégalaise n’a pas de carte d’identité ni d’extrait de naissance

Si vous allez à Tambacounda ou à Kédougou, il n’y a pas de délimitation des frontières. Chacun entre et sort comme il veut. Même chose entre la Gambie et le Sénégal. Comment doit-on régler ce problème ? Et pourtant il y a des enfants qui continuent à naître.

Vous êtes conseillère technique en incubation de projets. Selon votre perspective, quels sont les voies pour donner beaucoup plus d’espoir aux jeunes qui sont dans les régions en dehors de Dakar?

C’est assez complexe comme question, parce que c’est à deux niveaux. Il y a un manque de confiance en soi énorme chez les jeunes. Si on veut régler ce problème, cela doit commencer par les familles. Une sensibilisation doit être faite auprès des familles pour expliquer que le contexte de l’éducation a un peu changé. Il ne s’agit pas de changer les valeurs ou les principes inculqués dans les communautés. La personne qu’on éduque bien, peu importe l’environnement dans lequel elle évolue, elle peut s’adapter.

Je pense qu’il y a intérêt à montrer aux familles qu’un jeune a plus à gagner lorsqu’on lui laisse son autonomie de choix dans ses décisions professionnelles plutôt que de lui imposer quelque chose.

Il m’arrive de quitter mon boulot à 22 heures. Pas parce qu’on m’y retient, mais parce que j’ai envie de rester. Ma maman ne m’a jamais mis la pression sur quoi faire même s’il y a eu des influences extérieures qui lui disaient « il faut que ta fille fasse ceci ou cela ». Si je n’avais pas eu cela, je n’aurais pas pu déterminer ma passion et y aller.

Il y a un manque de confiance en soi énorme chez les jeunes. Si on veut régler ce problème, cela doit commencer par les familles

C’est à la famille de laisser le jeune déterminer son choix professionnel. Veut-il être comptable ? Entrepreneur? Président de la République? Ministre? Quel doit être son parcours selon lui?

C’est le premier niveau.

Quand il a le choix, les institutions publiques viennent ensuite avec des contenus orientés sur les métiers. La sensibilisation des jeunes sur les opportunités de travail ou d’autonomisation doit commencer au lycée. Je me rappelle qu’en mon temps, mes camarades et moi avons vu arriver des gens de Dakar qui nous orientaient sur les choix académiques à quelques mois du Baccalauréat alors que certains n’avaient jamais entendu parler de la faculté de droit ou d’économie. Comment choisir quelque chose qu’on ne connait pas ?

L’initiation professionnelle doit commencer au lycée où on tient des modules dédiés à cela. L’entrepreneuriat, par exemple, et les nouveaux métiers doivent être instruits à partir de la 5ème. Les enfants commenceraient à l’intégrer. Ils auraient des devoirs où on les oblige à faire des recherches. Cela permet de connaître les orientations professionnelles.

Ce n’est pas que dans l’entreprenariat. C’est possible pour beaucoup de métiers. Mais aujourd’hui, il y a des métiers qui prennent le dessus sur d’autres. Ces métiers-là mériteraient qu’on les cartographie pour qu’on les connaisse et qu’on commence à intégrer dans le cerveau des jeunes les opportunités qui existent. Ensuite, il faut leur laisser le choix de dire ce qui les passionne le plus, et que les parents les laissent faire.

La sensibilisation des jeunes sur les opportunités de travail ou d’autonomisation doit commencer au lycée

Toutefois, il y a une injustice. La majorité des opportunités est concentrée dans les villes. On a l’impression que tout le reste ne fait pas partie du Sénégal. Et ça, c’est une politique étatique.

Lorsque l’État a voulu créer un nouveau pôle, il a amené tout le monde à Diamniadio. Il n’a obligé personne. L’État a pris des  initiatives qui incitaient à aller vers Diamniadio. Aujourd’hui, vous pouvez regretter de ne pas avoir acheté un terrain dans cette zone cinq ou dix ans plutôt. Si l’État a la volonté d’ouvrir les opportunités dans les régions, il le fera. Mais est-ce qu’il a cette volonté ? C’est la question à leur poser.

Il y a des métiers qui prennent le dessus sur d’autres. Ces métiers-là mériteraient qu’on les cartographie pour qu’on les connaisse et qu’on commence à intégrer dans le cerveau des jeunes les opportunités qui existent

Y-a-t-il des choses que les jeunes peuvent faire pour améliorer leur situation sans attendre l’État ?

Je reviens sur le développement personnel. Une personne doit savoir se découvrir. Quand on arrive à se découvrir, on sait où est-ce qu’on doit aller, ce qu’on doit ou ne doit pas faire. La majorité des jeunes qui sortent du lot sont des personnes qui n’attendent absolument rien de personne. Je ne parle même pas de l’État.

Quand j’ai eu à arrêter mes études par obligation, je n’ai pas attendu qu’on me trouve du travail. Quand j’ai eu le travail, même si ça ne me plaisait pas, je n’ai pas attendu pour percer parce que j’avais un objectif très clair dans ma vie.

Il faut commencer quelque part. Et pour faire cela, il faut se découvrir parce que l’influence extérieure a un rôle très important dans la vie du citoyen sénégalais. On fait trop attention aux détails chez nous. Et cela impacte la vie des jeunes. Des détails comme « Qu’est-ce qu’il fait le fils de l’autre ? Il ne travaille pas encore ? En classe, il parait qu’il est excellent. Il parait qu’il est nul. Il parait qu’il passe tout son temps à fumer dehors. Je sais qu’il ne va pas réussir. »

La majorité des jeunes qui sortent du lot sont des personnes qui n’attendent absolument rien de personne. Je ne parle même pas de l’État

Ce sont des choses qu’on dit, qu’on minimise mais qui pèsent dans la vie de quelqu’un.

« Elle pense qu’elle est une femme active ? Elle ne va pas se marier, c’est sûr. » Je l’entends très souvent. D’autres personnes l’entendent. Certes, dès fois cela fait mal, mais j’ai réussi à créer un cadre dans lequel personne ne peut me trouver avec ces mots. Il faut que les jeunes apprennent à faire cela.

Tout commence par identifier sa passion, se tracer un plan de carrière et aller vers l’information. Les jeunes sont flemmards. Ils ne veulent pas aller vers l’information. Il y a énormément d’opportunités mais si cet effort n’est pas fait par toute personne qui veut réussir, on ne peut pas exiger des autres qu’ils nous aident.

Vous ne pouvez pas demander à quelqu’un de vous soutenir si vous ne pouvez pas le faire pour vous-même d’abord. Et ça, il faut que les jeunes l’intègrent. Vous devez commencer avec les moyens du bord et faire des résultats. Cela fait que quand vous présentez un projet à quelqu’un, il n’a pas d’excuse pour ne pas vous accompagner.

Pensez-vous que le manque d’informations est l’une des plus grandes difficultés auxquelles sont confrontés les jeunes à la recherche d’opportunités dans les régions en dehors de la capitale ?

Oui, c’est l’une des raisons. Mais il y a d’autres raisons beaucoup plus complexes. Souvent, on parle des défis, mais on ne va pas à la source. Pour moi, la source c’est la culture, l’éducation et la religion. On oublie que Dakar n’est pas le Sénégal. Ce sont les autres régions qui constituent le Sénégal.

Les jeunes sont flemmards. Ils ne veulent pas aller vers l’information. Il y a énormément d’opportunités mais si cet effort n’est pas fait par toute personne qui veut réussir, on ne peut pas exiger des autres qu’ils nous aident

Dans ces régions, la culture occupe une place incroyable dans la vie d’une personne. L’éducation de base et la religion viennent s’ajouter à cela. Ces trois choses cumulées mettent les jeunes dans une situation de pression. Ils ne savent pas quoi choisir avant même d’aller vers l’information dans les secteurs qui les intéressent.

C’est la manière dont les gens vous voient, vous perçoivent et vous demandent de faire qui préoccupent les jeunes, beaucoup plus que ce qu’ils ont dans le cœur et qu’ils veulent faire.

J’ai eu la chance d’avoir une maman qui était instruite, qui a eu son bac et qui voulait coûte que coûte que je réussisse et que je ne sois pas comme les autres filles de mon village qui ont abandonné l’école très tôt. Les filles comme les garçons abandonnent l’école pour plusieurs raisons. Dès qu’ils commencent à être perçus comme adultes, certains ont l’obligation de suppléer leurs parents et prendre soin de leurs familles. Les filles abandonnent à cause du mariage ou la grossesse précoce.

Dans les zones où j’ai grandi, il y a le complexe de l’autre et de l’extérieur. C’est une zone frontalière et il y a beaucoup de commerçants et de personnes qui y viennent. Quand ils arrivent, ils considèrent la population comme des personnes qui ne sont pas très « civilisées ». Ils pensent que nous sommes des proies faciles et, pour des miettes, ils peuvent acheter la dignité d’une personne.

C’est la manière dont les gens vous voient, vous perçoivent et vous demandent de faire qui préoccupent les jeunes, beaucoup plus que ce qu’ils ont dans le cœur et qu’ils veulent faire

Entre Sénégalais, nous nous sous-estimons. Chacun pense qu’il est mieux que l’autre de par son appartenance, sa provenance, son éducation, etc. Et c’est injuste. C’est injuste parce que ce sont de fausses perceptions qui ont un impact dans la vie réelle et qui sont la cause de beaucoup de dégradations et beaucoup de manque de confiance en soi.

On se demande pourquoi plusieurs personnes ne réussissent pas car elles sont intelligentes. Mais ces personnes sont arrivées à un point de leur vie où on les a toujours réduites à une infériorité. Tellement elles sont habituées à cette infériorité inexistante et inexpliquée, elles se disent qu’elles ne sont bons à absolument rien du tout.

Faites des enquêtes et vous verrez que la majorité des jeunes qui ne savent pas où mettre les pieds, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas d’idées, mais c’est parce qu’ils ont perdu confiance en eux. La société s’attèle à leur dire que vous ne valez rien parce que vous faites partie de telle zone ou de telle caste ou de tel groupe alors qu’il en est rien.


Crédit photo : WATHI

Nafi Guèye

Nafi Guèye est une activiste qui a fondé l’association « J’Existe » , un mouvement citoyen composé de jeunes sénégalais qui ont décidé de prendre à bras le corps le phénomène des enfants « fantômes » en l’occurrence les enfants non déclarés à la naissance jusqu’à la fin de leur adolescence.

Coach en Entrepreneuriat, Nafi Guèye s’investit dans plusieurs projets d’autonomisation des jeunes. Elle a été ambassadrice du One Young World et du programme ChangemakerXchange de Ashoka.

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