« Lorsqu’on veut aller à un haut niveau dans la danse, il faut aller à l’école » Mariama Touré, Fondatrice The Dance Hall

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Extraits

Pourriez-vous nous parler de The Dance Hall, ce centre de danse urbaine que vous avez créé en 2013 ? Pourquoi avoir créé cette institution?

The Dance Hall est une grande histoire d’amour et de passion entre la femme que je suis et la danse. La danse a longtemps été un exutoire. J’ai dansé toute ma vie par passion, sans jamais réellement vouloir en faire un métier. C’était le moyen de déstresser, de rester en forme.

C’était aussi le moyen de m’amuser qui m’apportait le plus de plaisir. J’ai eu la chance d’aller étudier à l’étranger et de revenir. A mon retour, j’ai voulu continuer à me faire plaisir comme certains vont faire du football et d’autres font de la natation. Mais il manquait, au Sénégal, cet espace qui appartient à Monsieur et Madame tout le monde qui ont une passion commune autour de la danse. Un espace sécurisé où ils peuvent venir se lâcher, décompresser, écouter les musiques qui les font vibrer puis rentrer chez eux.

C’est la raison pour laquelle j’ai créé The Dance Hall. Je me suis dit qu’une capitale culturelle comme Dakar, que tout le monde connaît dans le monde pour les belles musiques que nous créons, pour les belles plages où les gens viennent s’asseoir, pour cette vibration énergétique au niveau de la culture urbaine, je me suis dit que ce n’est pas possible qu’il n’y ait pas d’espaces de danse, notamment des danses urbaines.

Pourquoi dans une ville aussi créative que Dakar, The Dance Hall est le premier centre de danse urbaine?

C’est le problème que j’ai voulu résoudre. Je n’ai pas compris pourquoi ni comment, au Sénégal, il était possible de ne pas avoir de centre de danse. Il y a des structures qui existaient, mais qui n’étaient pas spécialisées en danses urbaines parce que les personnes qui les ont créées sont d’une autre génération. Je pense à Germaine Acogny qui a ouvert l’école des sables à Toubab Dialaw pour les danses contemporaines et afro-traditionnelles.

Je pense à Marième Niox qui a une école de danse contemporaine et de danse classique. Ce sont des personnes d’une autre génération que les danses urbaines ou la culture hip-hop. Personne dans notre génération ne s’était suffisamment donné l’ambition ou les moyens de structurer quelque chose autour de la danse. Peut-être que c’était une question d’image parce qu’au Sénégal, la danse reste encore un secteur dans lequel il est difficile d’évoluer professionnellement.

Il y a une autre réalité qu’il faut comprendre, c’est que dans les danses urbaines, la majorité des jeunes qui y évoluent sont issus de milieux précaires. C’est déjà extrêmement difficile pour eux, en tant qu’individus, en tant que danseurs, de s’accomplir financièrement dans cet art. C’est encore plus difficile d’imaginer se structurer en entreprise et pouvoir permettre à d’autres personnes d’y accéder.

Quelles sont les voies pour organiser le potentiel artistique de la jeunesse à Dakar?

Le premier chemin, c’est qu’il faut aller à l’école. Il faut que les jeunes aillent s’instruire car en recevant une instruction académique, vous accédez à des schémas de pensée différents. Cela nous donne un courage, une ambition, une manière de réfléchir que l’on n’a pas forcément lorsque l’on n’a pas reçu ce type d’instruction. C’est important pour la danse lorsqu’on veut aller à un haut niveau. Quand on veut se professionnaliser, ce sont les mêmes structures que ce soit dans la danse ou dans les BTP. The Dance Hall, par exemple, est une entreprise culturelle. Nous avons absolument les mêmes droits et devoirs que toute autre entreprise.

À mon avis, l’école change la vision que nous avons du monde, de nos propres capacités et de ce que nous pouvons en faire au niveau national et au niveau international

La méconnaissance de ce qu’est une entreprise, de ses possibilités et de son fonctionnement dûs au manque d’éducation pose problème et ne permet pas de se projeter en tant qu’entrepreneur. Je reste dans mon art, je reste dans mon métier mais je ne passe pas au stade d’après. À mon avis, l’école change la vision que nous avons du monde, de nos propres capacités et de ce que nous pouvons en faire au niveau national et au niveau international.

Entreprendre est très difficile au Sénégal et dans le contexte africain de manière générale, mais diriez-vous qu’entreprendre dans le milieu culturel est encore plus difficile ?

Je ne peux que prêcher pour ma paroisse car les contraintes sont différentes. Je ne connais pas tous les domaines donc peut-être que quelqu’un qui est dans le domaine de la santé aura un avis différent. Mais je sais qu’il y a une spécificité qui est liée à notre secteur, c’est le fait qu’il ne soit pas pris au sérieux. Au-delà des difficultés qui sont communes à tous les entrepreneurs, les entrepreneurs culturels ont en plus à convaincre les gens que ce qu’ils font est sérieux. Nous avons à convaincre les gens que ce que nous faisons a de la valeur.

Donc, quand on va facturer cinq mille, dix mille, cinq cents mille, un million, cela a cette valeur.

Au-delà des difficultés qui sont communes à tous les entrepreneurs, les entrepreneurs culturels ont en plus à convaincre les gens que ce qu’ils font est sérieux

Cela rajoute une dose de difficultés à notre secteur par rapport à d’autres. C’est une question d’image et de valorisation de la culture qui n’est pas spécifique au Sénégal. Sauf que dans beaucoup de pays, ils ont réussi à industrialiser le divertissement. Puisque la société a cette image biaisée de la culture, les politiques ont également cette image car ils sont issus de la société, ils ne sont pas exceptionnels. En ce sens, les politiques qui devraient être mises en place pour accompagner les artistes ne sont pas réalisées parce qu’on ne comprend pas la spécificité des métiers des artistes ni leurs réalités. 

Au Sénégal, les politiques culturelles ont connu un âge d’or à l’époque de Senghor. Depuis les programmes d’ajustement structurel, tous ces secteurs qui ont été jugés non nécessaires, ont connu de grandes coupes budgétaires, mais aussi un manque de considération. Quel impact ce manque de considération de la culture a chez les jeunes?

Je ne l’aurais pas qualifié de manque de considération. Nous n’avons que les dirigeants qui sont à l’image de notre société. A mon avis, il y a un manque de compréhension des enjeux et c’est le cas pour tout le monde. C’est le cas pour la personne que j’ai croisé dans la rue et à qui j’ai dit que j’ai une école de danse, j’ai investi des millions dans ce projet, je ne fais que cela dans la vie. Le premier réflexe est souvent : « Ah oui, vous avez une école de danse. Mais à part cela, vous faites quoi ? ». C’est le même état d’esprit pour les politiques qui ne comprennent pas les enjeux pour une entreprise comme The Dance Hall.

Il n’y a aucun politique qui comprend ce que je fais à The Dance Hall, qui comprend quel est le business model, quelles sont les potentialités de cette entreprise, etc. Il n’y en a pas. C’est pour dire que quand on ne comprend pas quelque chose, on ne peut pas le considérer. La preuve est que même lorsqu’ils considèrent plus ou moins un secteur comme celui de la musique, les politiques qui sont mises en place ne sont toujours pas adaptées. Il y a un effet de masse sans comprendre ce qui est nécessaire à cette industrie. On fait des choses juste parce qu’il faut les faire ou parce que cela fait beaucoup de bruit.

Aujourd’hui, le milieu du hip hop est incontournable au Sénégal. Les rappeurs ont fait comprendre aux gens que s’ils ont envie de taper, cela va faire du bruit. Des politiques seront donc mises en place. Ce qui ne veut pas dire qu’on a compris comment marche cette industrie, comment permettre à cette industrie d’éclore, quelles dynamiques mettre en place. L’effet que cela a dans la société, en dehors des entrepreneurs culturels, est d’abord un effet de frustration. Mais c’est aussi une continuelle banalisation de la culture.

Comment faire pour encourager beaucoup plus les jeunes à s’investir dans le domaine de la culture?

Pour pousser les jeunes à s’investir dans la culture, il faut offrir de la professionnalisation. Il faut qu’ils puissent voir réellement qu’en étant impliqués dans ce domaine, ils peuvent être des professionnels, avoir des certifications, des diplômes et un emploi. La première chose est de mettre en place des formations techniques de pointe que cela soit en danse, en musique, en théâtre, ou dans le cinéma.

La deuxième chose qui découle de la première, c’est que plus on aura de professionnels bien formés plus on aura d’entrepreneurs. Plus on a d’entrepreneurs, plus ces professionnels auront une sécurité d’emploi parce qu’ils auront où travailler. On forme des gens mais s’il n’y a personne pour les recruter ou s’ils n’ont pas assez de bagages pour se décider à entreprendre, qu’est-ce qu’on en fait ? Dans la formation de ces personnes, il faut pousser à l’auto emploi, par des financements et par de l’accompagnement comme ils font avec la DER (Délégation générale à l’entrepreneuriat rapide) et toutes les entreprises agricoles.

Ensuite, cela va permettre d’avoir des productions qui sont de qualité et que les gens auront envie de regarder, d’acheter et de consommer. La production d’œuvres de qualité avec des artistes bien formés donnera aux gens l’envie de voir les spectacles. Ils vont en parler par le bouche à oreille et cela va revenir dans nos habitudes de consommation d’aller voir de l’art, de regarder la culture, d’aller au cinéma pour voir des productions locales et pas seulement des productions américaines.

Plus on aura de professionnels bien formés plus on aura d’entrepreneurs. Plus on a d’entrepreneurs, plus ces professionnels auront une sécurité d’emploi parce qu’ils auront où travailler

Enfin, il faut plus de lieux de diffusion au Sénégal. La culture, si elle n’est pas diffusée, n’est pas accessible. Les lieux de diffusion au Sénégal sont principalement à Dakar et à Thiès. Lorsqu’on va dans certaines régions, c’est comme si une partie de la population n’a pas le droit à la culture, sauf dans les rites traditionnels.

Vous êtes directrice artistique de The Dance Hall mais aussi business developer dans l’entreprise. Croyez-vous que c’est cet intérêt pour les affaires qui manque à plusieurs artistes pour se professionnaliser et créer des entreprises culturelles ?

Oui, parce que ce sont des artistes d’abord. Je crois que j’ai de la chance et c’est la raison pour laquelle souvent, les gens ne comprennent pas mon positionnement surtout dans le milieu de la danse. Lorsqu’on parle du développement économique du milieu des arts, notamment de la danse, c’est toujours le même problème qui ressort. Les artistes disent « oui mais on ne sait pas gérer tout cela, on n’a pas à gérer cela et de toute façon on ne veut pas apprendre à gérer tout ceci ». Mais dans ce cas, vous restez des artistes et vous n’aurez jamais le côté professionnel. Vous n’aurez pas les moyens d’embaucher quelqu’un qui va gérer cela pour vous parce que vous ne générez pas de revenus.

Si vous avez de la chance, quelqu’un s’autoproclame votre manager parce qu’il a un peu de compétences. Puisque vous n’avez pas de compétences, vous ne pouvez pas contrôler ce que cette personne fait : les contrats, le développement, la vision stratégique, etc. Puisque vous ne pouvez pas contrôler ce que cette personne fait, vous acceptez toutes ses conditions pour le partage des revenus, les pourcentages, le droit à l’image, etc. Le jour où vous n’êtes pas content, vous virez la personne et vous recommencez à zéro. C’est pour cela qu’il faut aller à l’école.

Même si ce n’est pas par le canevas standard où vous faites toutes les classes, il y a YouTube et le numérique aujourd’hui. Peut-être qu’au lieu de regarder juste des vidéos fun, on peut regarder aussi des vidéos qui expliquent les problématiques de contrat, de droit d’auteur, etc.

On ne peut pas parler de professionnalisation sans parler d’entreprises et d’argent, et il faut comprendre que ce sont des systèmes qui gèrent cela. C’est ce qui manque à plusieurs artistes. Ils n’ont peut-être pas eu la chance d’être au contact d’autres entrepreneurs, d’aimer les affaires, ou de comprendre très vite que c’est cela l’enjeu.

Je suis une artiste mais je refuse que mon âme artistique prenne le dessus sur la réalité de la vie. Donc je crée une structure où je m’épanouis, où je dirige l’art et je suis très contente. On produit de l’art et les spectateurs sont contents. En même temps, on gagne de l’argent et les employés sont contents à la fin du mois lorsqu’ils sont payés.

Quelle a été l’importance d’avoir des mentors dans votre parcours ? Comment cela vous a  aidé pour accomplir ce que vous avez accompli jusqu’à présent ?

Cela a été fondamental d’avoir des mentors dans mon parcours d’entrepreneur. D’abord, je suis quelqu’un qui adore discuter avec les gens. J’adore communiquer et avoir des avis. Quand j’ai créé The Dance Hall, ma mère n’était pas d’accord. Je suis allée faire mes études à l’étranger, je suis revenue, mes parents avaient dépensé beaucoup d’argent et j’ai dit que je voulais créer une école de danse. Ils m’ont dit « en fait, cela ne marche pas comme ça, va travailler ».

À plusieurs étapes de ma vie d’entrepreneure, je me suis rendue compte qu’avoir ces personnes qui, non seulement ont plus d’expérience, ont une vision différente et qui sont présentes pour m’accompagner dans les moments de doute et dans les choix à faire, cela a changé ma vie

J’ai donc travaillé. Et je recommande à tous les entrepreneurs, en tout cas au début, d’allier la sécurité financière et l’entrepreneuriat pour avoir l’esprit tranquille. Quand j’ai voulu commencer The Dance Hall et que mes parents n’étaient pas d’accord, j’ai économisé de l’argent avec mes deux emplois. A un moment, il a fallu passer une étape fondamentale c’est-à-dire que je devais investir toutes les économies que j’avais, mais j’avais un doute. Ouvrir une école de danse ? J’avais cette option mais j’avais un doute.

C’est mon mentor, qui à l’époque était juste un ami, qui m’a dit « fais-le ! ». Je n’oublierai jamais ce jour-là parce que c’est le lendemain que j’ai débloqué le chèque et que je suis allé le faire. Et cela a changé ma vie. À plusieurs étapes de ma vie d’entrepreneure, je me suis rendue compte qu’avoir ces personnes qui, non seulement ont plus d’expérience, ont une vision différente et qui sont présentes pour m’accompagner dans les moments de doute et dans les choix à faire, cela a changé ma vie. C’est extrêmement important d’avoir des mentors qui soient dans la famille ou en dehors mais l’essentiel c’est qu’ils comprennent leur rôle.

Qu’est-ce que vous conseillerez à un jeune de Mermoz, de Ndar ou de Guédiawaye qui veut se lancer dans l’entrepreneuriat mais qui n’a pas de mentor autour de lui ? Comment trouver la bonne personne ?

C’est difficile mais je pense qu’il faut faire confiance à son intuition. Instinctivement, dans notre environnement, on a toujours quelqu’un dont on sait qu’on peut apprendre beaucoup. Peut-être qu’elle n’est pas facilement accessible mais il faut qu’on ait le courage d’aller voir cette personne et de lui dire « Est-ce que tu peux me chaperonner ? Est-ce que tu peux me prendre sous ton aile ? Apprends-moi des choses. J’ai envie de voir comment tu fais. Conseilles-moi. » Je pense qu’il faut qu’on ait ce courage de le faire nous les jeunes. Il faut aussi accepter quand quelqu’un, peut-être spontanément, va se positionner comme tel et ne pas le comprendre de manière négative.

Il faut qu’on ait le courage d’aller voir cette personne et de lui dire « Est-ce que tu peux me chaperonner ? Est-ce que tu peux me prendre sous ton aile ? Apprends-moi des choses. J’ai envie de voir comment tu fais. Conseilles-moi

Ici à The Dance Hall, nous avons des jeunes de Keur Massar, de Guédiawaye, de Rufisque qu’on mentore parce qu’on a vu du potentiel en eux. Au début cela n’a pas été évident parce qu’il fallait qu’eux-mêmes comprennent ce qu’on était en train de faire. Pour nous, c’est une démarche volontaire de mentorer les jeunes, de les pousser à se former que ce soit en danse  ou dans l’éducation générale, les pousser à avoir une vision claire de ce qu’ils veulent faire.

Au début, c’était compliqué pour ces personnes, même si je suis leur aînée, d’accepter qu’une femme et de quelqu’un de différent de leur environnement, les prenne sous son aile. Mais cela s’est fait grâce à beaucoup de conversation. A un moment donné, on enlève nos egos et nos ornières et on se rend compte que le mentorat a de l’impact.


Mariama Touré

Journaliste politique de formation, Mariama Touré est consultante en médias, artiste slam et passionnée de danse depuis le bas âge. En 2013, elle ouvre The Dance Hall, le premier centre de danse urbaine au Sénégal. The Dance Hall a pour ambition de devenir une entité de renom au niveau national et international en terme d’apprentissage de la danse pour les amateurs.

Mariama anime l’émission « Cauchemars d’entrepreneurs » diffusé tous les jeudis sous les formats émission radio et podcast par Sud FM.

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